15 jours plus tard, le 1er août 1970, « CSD Colombi Schmutz Dorthe » a officiellement vu le jour. Nous n’avions même pas de locaux ! Bernard Schmutz a trouvé une maison familiale à Berne-Liebefeld au Grenzweg 1. Il y avait un home cinéma, des machines pour faire des pilules médicinales, mais aucun meuble de bureau ! Alors j’ai demandé à tous d’apporter leurs affaires. Et lundi matin, tout le monde était là avec ses affaires dans les mains. Une connaissance de Bernard avait un magasin d’antiquités. Il a pu nous équiper en meubles de l’armée. Les bureaux étaient en chêne, tout était très lourd, mais ça ne coutait rien, et nous n’avions pas beaucoup d’argent à l’époque. Nous avons rapidement ouvert un bureau à Fribourg, deux ans plus tard celui de Lausanne. En 1974-1975, nous avons quitté la maison familiale pour nous installer dans nos propres locaux à la Kirchstrasse à Berne. Par chance le travail ne manquait pas, au contraire ! L’industrie et la construction de bâtiments étaient en plein essor. Nous étions très forts en hydrogéologie. Par la suite, les succès ont suivi dans le domaine des déchets. Nous avons été les premiers à reconnaître le processus biologique qui se produit dans les décharges, la production de gaz et la décomposition des matériaux. Grâce à nos compétences, nous avons gagné des mandats de la chimie bâloise. Notre autre force, c’était cette association entre géologues et ingénieurs.

La crise pétrolière de 1973 a-t-elle eu des conséquences pour CSD ?
Au début, nous n’avons rien senti, mais vers la fin, les concurrents ont pris peur et ont commencé à baisser les prix. Nous ne l’avons jamais fait, car nous étions persuadés qu’à bas prix on fait des projets de mauvaise qualité. Au bout d’un moment, nous nous sommes retrouvés à sec, avec uniquement le capital-actions mais pas d’autres fonds. Nous n’avions plus aucun mandat... Un jour, quelqu’un est venu nous dire : « L’un de vos concurrents a fait du mauvais travail. Pouvez-vous réparer cela ? ». Et les affaires sont reparties. Finalement, la qualité paie !
À ses débuts, CSD était active également en Afrique, n’est-ce pas?
C’était surtout Bernard Schmutz qui avait développé les mandats en Afrique en collaboration avec la DDC (Direction du développement et de la coopération). C’était une belle aventure. La DDC nous a mandatés pour construire un pont sur le fleuve Sanaga au Cameroun. Nous avons alors créé la succursale CSD Cameroun. C’était un mandat formidable! La Suisse a offert un pont préfabriqué de l’armée suisse. Je voulais confier ce chantier à un ingénieur expérimenté. Quand j’ai rencontré Pierre-Adrien Aviolat, il avait des pansements partout. À ma question de savoir ce qui lui était arrivé, il m’a répondu : « J’ai construit un ballon à air chaud. Il a volé un moment, mais ensuite il est tombé. » Je me suis dit : voilà un homme qui ne manque pas de courage ! Et je l’ai engagé. Le fleuve Sanaga était large de 1,5 km et le pont était en pièces détachées. Nous avons alors construit des piliers tous les 30 mètres. Quant à la couleur du pont, le président du Cameroun a choisi... le rose. Lors de la livraison, le chef de l’armée suisse s’est retrouvé sur le bateau à Bâle avec son pont peint en rose. C’était vraiment drôle !

Photo : Construction du pont sur le fleuve Sanaga au Cameroun (archives)
Le premier rapport annuel en 1971, vous l’avez signé en tant que président du conseil d’administration de CSD. Vous étiez donc le chef de Bernhard Schmutz qui était votre chef auparavant ?
J’étais président du conseil d’administration, mais nous étions des partenaires et il n’y avait pas de hiérarchie entre nous trois. Nous étions convenu que je serais président au début, puis ce seraient Bernard Schmutz et Jean-Pierre Dorthe, une sorte de tournus. Je tenais les finances.
Comment avez-vous décidé de la stratégie ?
Pour être honnête, nous n’avions pas de stratégie, nous avons saisi les opportunités. Nous étions donc des « opportunistes ». Pour moi, c’était important de déléguer, faire participer les employés et leur donner des responsabilités.
OD : Tu dis que vous étiez opportunistes. Oui, vous aviez beaucoup de projets qui arrivaient, mais je trouve que vous avez eu l’idée de travailler dans le secteur de l’environnement et c’était visionnaire à l’époque.
Effectivement, il y avait le côté visionnaire… Et Bernard Schmutz, le calviniste vaudois, mettait tout sur les rails pour que les projets se réalisent. Nous avons d’ailleurs inventé plusieurs nouveaux procédés tout au long de nos activités. Certaines de nos innovations ont été reprises plus tard par d’autres sociétés.
OD: C’est ce qu’il faut dans une équipe, des personnalités et des compétences différentes pour que ça marche.
Quand vous étiez enfant, que vouliez-vous devenir?
Je voulais devenir architecte naval, mais un copain de mon père a dit: «S’il veut faire ça, il ne doit pas en faire un métier, mais un hobby ». Du coup je dessine des bateaux encore aujourd’hui, en acier, en bois, de toute sorte. Finalement, au gymnase de Berne, le prof de géologie m’a passé le virus et, à l’âge de 16 ou 17 ans, j’ai choisi ce métier. Ce que j’aime en géologie, c’est cette notion du temps qui se matérialise. Vous ne trouvez cela dans aucun autre métier. Voir des reliefs me fascine toujours. Un géologue contrôle finalement peu de choses. C’est au moment des travaux que ses extrapolations s’avèrent justes ou fausses. Il faut donc que nous soyons conscients de ce que nous faisons. Nous n’avons pas droit à un second essai sur les projets.
OD : La géologie n’est en effet pas une science exacte, il y a une part d’observation plus importante que dans d’autres métiers de l’ingénieur.
Quand vous regardez CSD aujourd’hui, qu’en pensez-vous?
L’idée première de CSD était d’avoir du travail intéressant pour les géologues et les ingénieurs. Pour cela, l’argent et une bonne organisation sont nécessaires pour faire avancer l’entreprise. De là est née l’idée principale de l’actionnariat interne. Et ce principe a fonctionné.
OD: Nous avons séparé la direction du conseil d’administration pour en faire deux organes. La direction n’est pas liée aux succursales, et nous avons 104 actionnaires aujourd’hui.
Oh, le nombre a bien évolué ! Au début, nous n’étions que trois actionnaires principaux avec quelques collaborateurs qui détenaient des parts. Lorsque j’ai quitté CSD, j’ai vendu mes parts. J’ai fait une bonne affaire, car j’ai enfin pu construire mon bateau et partir en mer.
OD: Chez CSD nous donnons toujours la responsabilité aux jeunes quand ils arrivent. C’est quand on se jette à l’eau que l’on apprend à nager.
Oui, au début, ils commettent des erreurs comme tout le monde et ils apprennent.
Le courage fait partie des principes de conduite de CSD encore aujourd’hui.
La participation des collaborateurs et le travail intéressant sont deux éléments clé, parce qu’il faut aimer ce qu’on fait. Si c’est juste un «boulot», ça n’en vaut pas la peine.
OD: Les gens viennent chez nous parce qu’ils veulent travailler sur des beaux projets.
Dans le premier rapport annuel vous avez écrit que vous engagiez des jeunes et que vous les formiez : ils étaient formés comment ?
Une fois par semaine, il y avait des soirées de formation, nous les faisions le plus souvent dans des bistrots. Les employés prenaient les heures sur leur temps libre. Bernard Schmutz l’avait bien organisé. C’était très strict, les absences n’étaient pas tolérées.
OD : Quand je suis arrivée chez CSD Fribourg en 1990, il y avait des formations à Lausanne, mais pas chaque semaine. Aujourd’hui, nous avons la « CSD Academy » avec des formations internes.
Dans le temps, les universités ne proposaient pas de formation pour nos métiers, alors nous apportions une solution.
OD : Oui, les formations en environnement n’existaient pas, on était soit géologue, soit ingénieur, soit chimiste. Ce qui nous différencie de nos concurrents, c’est d’être pionniers de l’ingénierie de l’environnement. Eux, ils développent leurs activités dans ce métier seulement maintenant.
C’est étonnant qu’un géologue comme vous se soit impliqué dans la biologie, la chimie et l’ingénierie, vous avez touché à tout !
Je vais vous dire une chose: il n’y a rien que nous ne pouvons pas, nous pouvons tout. S’il y a quelque chose que nous ne savons pas faire, alors nous pouvons l’apprendre. Mon mentor, le professeur géologue Wolfgang Leupold (ETHZ), m’a toujours dit : « Il n’y a rien que tu ne puisses faire. Un mur n’est pas infranchissable, il y a toujours un trou pour passer.».

Photographe : Hugues Siegenthaler
Depuis 50 ans, l’informatique n’a cessé d’évoluer. Comment était l’informatique de votre temps ?
À l’époque, tout se faisait sur papier, sur des feuilles jaunes. La secrétaire les utilisait pour établir les factures. Ce processus a été remplacé par un programme d’ordinateur, qui n’était pas encore au point. À un moment, la facturation s’est trouvée bloquée et nous avons failli faire faillite à cause du manque de liquidités, alors que les mandats ne manquaient pas. Nous avons alors repris la facturation sur papier. C’est seulement le troisième logiciel qui a vraiment bien fonctionné.
OD : Après 50 ans, facturer à temps reste toujours un défi !
Un autre problème à l’époque était le fait que seuls les fondateurs apportaient des mandats. Les autres collaborateurs avaient peur de perdre l’argent de l’entreprise. Il ne faut pas avoir peur, il faut y aller. Et aujourd’hui, qui apporte des mandats ?
OD : Les directeurs de succursale créent souvent les contacts. Au niveau des grands clients, la direction générale s’en occupe. Certains collaborateurs apportent des mandats.
L’important reste de garder le client, qu’il soit satisfait des prestations reçues et d’avoir un contact personnel avec lui.
Et après CSD, vous avez donc réalisé votre rêve en construisant votre bateau ?
J’avais une idée précise de mon bateau : je le voulais rapide, beau, et confortable, et je voulais qu’il tienne toutes les mers. Je me suis inspiré des bateaux- pilotes de Baltimore du XIXe siècle. J’ai voulu un bateau en aluminium et pas en bois, mais personne ne voulait le construire. Finalement j’ai trouvé un constructeur à Lyon qui possédait un procédé pour fabriquer des bateaux sans membrure. Et c’est ainsi que mon épouse et moi, nous avons traversé l’Atlantique et sommes restés en voyage pendant six ans.
OD: Merci Carlo d’avoir accepté de partager ces anecdotes du passé et d’avoir posé les fondations solides d’un groupe qui compte aujourd’hui plus de 800 collaborateurs !
Olga Darazs // OD
Propos recueillis par // Daniel Signer
Photo: Carlo Colombi, entouré des membres de la direction ainsi que de la présidente du conseil d’administration (photographe : Hugues Siegenthaler)